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Assise dans la position du lotus sur le sol de pierre d’une cellule depouillee du monastere de Gsalrig Chongg, les yeux fermes, Constance Greene s’efforcait de voir dans sa tete le cordon de soie, noue de facon extraordinairement complexe, qui reposait sur un coussin devant elle. Tsering se tenait derriere elle dans la penombre et seul son murmure trahissait sa presence. Au terme de bientot huit semaines d’etudes intenses, Constance s’exprimait dans un tibetain hesitant, constitue de phrases simples et d’expressions usuelles.
— Tu vois le noeud dans ta tete, fit la voix hypnotique du maitre derriere elle.
A force de volonte, elle fit apparaitre le cordon a moins d’un metre de ses yeux clos, nimbe d’une lumiere eclatante. La cellule au sol froid et aux murs couverts de salpetre s’effaca de son esprit.
— Tu le vois distinctement. Tu le rends immobile.
En depit de courtes periodes de flou chaque fois que son attention se relachait, la jeune femme voyait clairement le noeud a present.
— Ton esprit est comme un lac au crepuscule, poursuivit le maitre. Un lac calme et transparent.
Constance se sentie envahie d’un etrange sentiment ; elle etait la sans y etre tout a fait. Le cordon qu’elle avait fait apparaitre dans sa tete se trouvait devant elle, noue selon la technique dite de la Double Rose, heritee d’un grand maitre trois siecles auparavant.
— Tu fais grossir le noeud dans ton esprit.
Cette etape etait particulierement delicate. Il suffisait qu’elle se concentre trop sur la clarte et la stabilite de l’objet pour qu’il s’estompe sous l’effet de pensees exterieures ; a l’inverse, la vision du cordon se dissipait chaque fois qu’elle relachait son attention. Il s’agissait de trouver le point d’equilibre parfait et elle finit par y parvenir.
— Maintenant, tu regardes le noeud cree dans ton esprit de tous les cotes possibles. Dessus, dessous, partout.
Le cordon noue qui brillait sous ses yeux se maintenait parfaitement stable a present, faisant naitre chez la jeune femme un sentiment de bonheur et de detachement inconnu jusqu’alors. Puis la voix de son maitre se dissipa dans les limbes de son esprit. Toute notion de temps et d’espace avait fini par s’evanouir et seul restait le noeud.
— Tu vas denouer le cordon.
La partie la plus difficile de l’exercice, qui necessitait un immense pouvoir de concentration puisqu’il fallait suivre chaque circonvolution du cordon pour mieux parvenir a le denouer en pensee.
Le temps s’etait arrete, au point qu’elle n’aurait pu dire si dix secondes s’etaient ecoulees, ou dix heures.
Une main douce lui effleura l’epaule et elle ouvrit les yeux. Elle apercut Tsering debout devant elle, le pan de sa tunique passe autour du bras.
— Combien de temps ? s’enquit-elle en anglais.
— Cinq heures.
Elle voulut se lever, mais elle se sentait faible et avait toutes les peines du monde a tenir sur ses jambes. Il la prit par le bras et l’aida a se redresser.
— Tu apprends bien, dit-il. Mais attention de ne pas en tirer trop de fierte.
Elle hocha la tete en signe d’assentiment.
— Merci.
Ils sortirent de la cellule et longerent un premier couloir avant de s’engager dans un autre. Un peu plus loin, les moulins a priere de l’entree du monastere faisaient discretement entendre leur musique.
Constance se sentait parfaitement reposee et d’une lucidite parfaite.
— Quel mecanisme fait tourner les moulins a priere ? demanda-t-elle. Ils ne s’arretent jamais.
— Le monastere est construit sur source de la riviere Tsangpo. L’eau passe sur roue a aubes et fait tourner engrenage.
— Voila qui est ingenieux.
Ils ne tarderent pas a rejoindre le mur des moulins de cuivre qui chantaient inlassablement, a la facon des machines invraisemblables du dessinateur Rube Goldberg. Derriere les tambours s’activait une foret de tiges metalliques et de roues dentees en bois.
Laissant les moulins a priere derriere eux, ils se retrouverent dans l’une des coursives exterieures. Devant eux se dessinait la silhouette de l’un des pavillons du monastere dont les piliers carres encadraient les trois sommets montagneux. Ils penetrerent dans le pavillon et Constance aspira l’air des montagnes a pleins poumons. Tsering lui designa un siege et s’assit a cote d’elle. Pendant quelques minutes, ils se contenterent de regarder en silence la nuit qui tombait sur l’Himalaya.
— La meditation que tu apprends est infiniment puissante. Un jour, tu sortiras de la meditation et tu trouveras le cordon… denoue.
Constance ne repondit rien.
— La pensee pure est capable d’influer sur monde exterieur. La pensee peut creer choses. Ici, on raconte histoire d’un moine qui pense si longtemps a une rose qu’il trouve rose par terre devant lui quand lui a ouvert les yeux. Ca etre tres dangereux. Avec assez de pouvoir de meditation, certaines personnes sont capables de creer autre chose que rose. Ce phenomene ne pas etre souhaitable, c’est grave deviance d’enseignement bouddhiste.
Bien que parfaitement incredule, elle approuva de la tete.
Les levres de Tsering s’etirerent en un sourire amuse.
— Tu es sceptique. C’est bien. Meme si tu ne crois pas, tu dois faire attention quand tu choisis image pour mediter,
— Je m’en souviendrai, repliqua Constance.
— Tu n’oublies pas : nous avons tous beaucoup << demons >>, mais beaucoup demons pas etre mauvais. Il est indispensable vaincre demons pour atteindre illumination.
Un long silence suivit cette recommandation.
— Tu as des questions ?
Constance ne repondit pas immediatement en se souvenant du conseil donne par Pendergast.
— Dites-moi. Pourquoi existe-t-il un monastere a l’interieur du monastere ?
Tsering garda longtemps le silence.
— Le monastere interieur est le plus vieux du Tibet, construit ici loin dans les montagnes par des moines voyageurs venus d’Inde.
— A-t-il ete construit specialement pour proteger l’Agozyen ?
Tsering posa sur elle un regard aigu.
— Nous ne devons pas parler de ca.
— Mon gardien est parti a sa recherche a la requete du monastere. Peut-etre pourrais-je egalement vous aider.
Le vieil homme detourna le regard d’un air infiniment plus lointain que le paysage grandiose qui leur faisait face.
— Agozyen a ete apporte ici depuis l’Inde. Il a ete emporte loin dans les montagnes, la ou il n’etait pas dangereux. Le monastere a ete construit pour garder et proteger Agozyen. Ensuite, autre monastere a ete construit autour du premier.
— Quelque chose m’echappe. Si l’Agozyen est si dangereux, pourquoi ne pas le detruire ?
Le moine se plongea dans ses pensees. Enfin, il laissa tomber dans un murmure :
— Parce que Agozyen a une utilite pour plus tard.
— Quelle utilite ?
Cette fois, le maitre ne repondit pas.